🎭 Théâtre

Histoire d’un trou de mémoire

Julien Asselin

5 décembre 2017

🕓 2 minutes

Trou de mémoire

Nous entrons sur le plateau, cette version de l’Ecole des Femmes est un succès. Nous sommes jeunes, beaux et travailleurs. La salle est pleine, le décor joliment mis en valeur par les lumières, cette mise en scène est un bonheur.

La Vie est belle et pourtant je commence à ressentir la nervosité de mon partenaire. D’habitude posé, investit, fort, je le découvre sautillant, impatient… nerveux.

Vous venez, dites vous, pour lui donner la main?

Ma première réplique, les premiers mots du spectacle. Enfin d’habitude, parce qu’aujourd’hui rien.

Rien ! Le trou de mémoire …

Mon partenaire sautille toujours, tourne autour de moi. Je suis en situation de handicap fulgurant . Mon cerveau semble une pierre, il me permet toutes les fonctions vitales mais me prive de parole et de mémoire.

Mon partenaire sautille, attend les premiers mots qui lanceront nos deux heures de spectacle.

Rien.

Je reste toujours impuissant, incapable de sortir le moindre mot. Je n’ai plus de salive. Mes mains cherchent les siennes, les trouvent et s’y agrippent. Nous sommes moites. J’initie une petite danse douce et improbable.

Une légère brume d’interrogation semble se poser sur les spectateurs, l’équipe du spectacle se tend. J’entends « Il va parler ce con! » J’en suis incapable, c’est fou.

Et puis, dans ce temps distendu posant clairement une idée d’éternité, les mots claquent enfin, tout se libère, je parle à nouveau :

Vous venez dites vous pour lui donner la main ?!
« Oui ! » enchaîne à pleine voix mon partenaire « Je veux terminer la chose d’en demain ! »

Son allégresse fait plaisir à voir, il danse tout à fait à présent. Nous pouvons courir dans les alexandrins de Moliére jusqu’aux saluts, échanger, respirer, faire notre métier, la première réplique est enfin lancée!

Je garde quasi intacte la sensation de ce moment d’empêchement. Je me suis même posé la question de mon premier micro accident vasculaire cérébral. Il semble que la chose en soit trés éloignée. Plus proche de la famille des surmenages.

Le trou de mémoire ne concerne que la restitution d’un texte travaillé. On ne peut avoir qu’un « trou de texte ». Le « trou » de déplacement, le « trou » d’élocution n’existent pas. Quand on commence à se prendre les décors, perdre ses partenaires, c’est tout autre chose.

Le « trou » est un frisson, fait « partie du métier », est un point de friction dans son rapport au texte. C’est une petite médaille, un rite de passage.

A mon niveau, il reste une anecdote vivace, partagée, par dizaine de personnes, l’occasion de reprendre une bière après un démontage.

Il a renforcé ma vigilance au lancement des spectacles. En quelques secondes, alors que les lumières montent, il faut se rassembler pour prendre conscience de l’espace, s’accorder rapidement avec la salle, le public du jour, lancer son texte, sentir ses partenaires, raconter son histoire ! A cet instant clef, pas question d’avoir un trou.

Je n’en ai jamais plus traversé.

Le trou de mémoire est en quelques points semblable au Yéti d’Himalaya. On en parle, on le redoute mais on le croise finalement très peu.