🎭 Théâtre

Respire (ou l’histoire d’une apnée sur scène)

Julien Asselin

11 juillet 2018

🕓 2 minutes

Apnée sur scène

La petite comédienne soufflait fort dans les coulisses. Elle devait se penser couverte par les sons de la représentation qui venait de commencer. Elle inspirait et soufflait profondément une main sur le ventre les yeux fermés.
Malgré l’épaisseur des pendrillons de velours noir qui cadraient le plateau, je l’entendais souffler pour rejoindre son point d’entrée.

Pas facile de reprendre un rôle pour quelques dates.

Elle est apparue sous les lumières, souriante comme le demande le rôle, un peu trop ventilée certes, mais légère, bien dans le rythme, bien dans son personnage, soutenue par ses partenaires. J’étais soulagé pour elle.

Arrive la chanson.

Pas top la chanson. La petite comédienne se fragilise avec des faussetés dans les aigus, elle perd un peu le rythme, les musiciens la soutiennent, elle finit sans tenir la note comme elle avait su le faire en répétitions, mais elle finit.
La sanction est immédiate. Le premier rôle lui adresse un regard tueur, avance de plus de quatre pages dans le texte, supprimant une belle poignée de répliques à la petite comédienne.

Pas très professionnelle, l’attitude du premier rôle affecte l’aisance de sa partenaire.

Elle en oublie sa respiration, entre en apnée pour basculer en apnée cérébrale. L’apnée cérébrale induit une perte de moyens souvent regrettable. Le personnage de la petite comédienne se ternit, ses déplacements deviennent effectivement moins assurés. Ses mains devenues moites l’encombrent plus qu’elles ne l’aident pour attraper une pauvre valise.
Par mimétisme, le public qui assiste à une apnée cérébrale retient lui-même son souffle. Il ressent une gêne légère, de petits angoisses…en tout cas un stress.

Le souffle c’est la vie. Un bon public est un public qui respire. Un bon spectacle permet au public de belles respirations. En coupant la chique de la petite comédienne, le premier rôle coupe la respiration du spectacle.

Si l’on fait le choix de bloquer, de casser le rythme d’un texte, il faut être capable de le faire repartir ensuite. Le silence, l’éclat de rire, le coup de théâtre et la musique sont parfaits pour cela.

C’est une musicienne vive et à l’écoute qui remit le spectacle en marche. Elle sortie, dans un souffle incroyable, une magnifique montée d’hélicon, si improbable, qu’elle provoqua un large éclat de rire.

Nous étions à nouveau oxygénés !

Une rencontre entre deux êtres débute toujours par la mise en accord de leurs souffles.
Bloquez imperceptiblement mais fermement votre respiration lors d’une discussion, vous obtiendrez un suspens, un changement de rythme, voir un changement de sujet si la conversation est superficielle.

A nouveau la petite comédienne souffle fort en coulisses. Je l’entends. Elle se rassemble, retrouve son souffle. Elle connaît la valeur de son travail, les obstacles qu’elle a franchi pour ce rôle, le texte qu’elle a appris en un temps record.

Elle entre imperceptiblement plus tôt que prévu sur scène, se cale comme convenu aux côtés du premier rôle, lui adresse un sourire que je ne lui connaissais pas et entame sa deuxième chanson. Elle est avec nous, elle respire sa chanson, tout le monde respire.
Elle assure. La chanson est magnifiquement passée, elle sera suivi d’un silence intense brisé par des applaudissements .

Bravo jeunesse. Jamais cette chanson n’avait été applaudi auparavant.

Et si le charisme n’était qu’une histoire de respiration ?

La musicienne à l’hélicon et la jeune comédienne sont restées proches à l’issue de cette représentation. Le premier rôle assez seul au dîner.